Stéphanie Pelletier en direct de l’Acadie
Stéphanie Pelletier sera à Haute-Aboujagane du 4 au 13 février pour une résidence d’écriture. Vous pourrez la lire à tous les jours sur cette page.
Née en 1980 à Sept-Îles, elle a grandi à Métis-sur-Mer. Après des études en interprétation théâtrale et en littérature, elle est retournée dans sa région pour y opérer une auberge. Suite à la fermeture de l’établissement elle a repris contact avec les arts et la littérature et cumule depuis les expériences culturelles : elle dirige notamment l’organisme Exil, performe comme slameuse et anime des spectacles littéraires. Son premier livre, Quand les guêpes se taisent, a été publié aux éditions Leméac en 2012 et s’est mérité le Prix littéraire du Gouverneur général. Son roman Dagaz est paru en 2014 chez le même éditeur.
Vendredi 13 février 2015. Soleil. Journée parfaite pour reprendre la route.
Ce que je n’ai pu glisser dans mes textes précédents :
À la sortie de l’autoroute qui menait à mon appart en bois rond, il y avait deux nids d’aigle chacun sur un poteau de téléphone. On en voit beaucoup au Nouveau Brunswick. La première fois que j’en aperçu un, j’ai cru qu’il s’agissait d’un faux. Je ne comprenais pas comment ces oiseaux qui m’apparaissaient si farouches pouvaient nicher en bordure de l’autoroute. Je me demande pourquoi nous n’avons pas de ces gigantesques nids, ici, au Québec. Je suis un peu jalouse.
Avant hier, j’ai fait une expédition jusqu’à Cape Tormentine. Je voulais voir le pont qui mène à l’ïle-du-Prince-Édouard. Évidemment, j’ai pris des chemins de travers, je n’aime pas les autoroutes. Les autoroutes sont des chemins muets. Dans une petite route éloignée de la mer, j’ai été saisie à la vue d’un énorme oiseau qui grignotait quelque chose en bordure de la route. Un faisan. J’ai arrêté la voiture pour l’observer. Je n’en revenais pas. Un faisan ! Avec le col blanc, la tête verte et rouge, le reste du plumage brun avec des rayures noires et une longue queue. J’ai roulé doucement vers lui pour le prendre en photo, mais il s’en envolé, décuplant mon plaisir et m’offrant de lui un souvenir vivant, beaucoup plus précieux qu’une photo. Je ne savais pas qu’il y avait des faisans sauvages au Nouveau Brunwick, je suis un peu jalouse.
Le nom de Cape Tormentine est très beau. Mais la petite ville, elle, est triste. Depuis qu’il y a un pont pour l’Île-du-Prince-Édouard, il n’y a plus de ferry et ça a donné un coup dur à l’endroit. Cape Tormentine est belle, mais fanée. Comme une dame de cent ans qui porterait encore les robes en mousseline esquintée de sa jeunesse.
Dans un restaurant de Shédiac. La petite voix aigüe et les intonations de la serveuse me rappelaient un dessin animé que j’écoutais quand j’étais jeune. Mais je sais que la serveuse était trop jeune pour avoir prêté sa voix au petit castor.
Lorsque je suis revenue de Kouchibouguac, j’ai été vraiment étonnée par le nombre de restaurants ouverts à l’année que j’ai croisés. Chaque municipalité semble avoir son boui-boui et son dépanneur, même les plus petites. Chez nous c’est tout le contraire. Avoir quelques établissements ouverts à l’année, ça doit tout de même être plus gai pour la vie de village. Je suis un peu jalouse.
Je n’ai jamais vu Haute-Aboujagane. J’ai logé dans un appart en bois rond à l’entrée de la bourgade, mais, à cause d’un pont effondré lors d’une inondation l’automne dernier, je n’ai jamais pu me rendre jusqu’au village. Si village il y a.
En Acadie, il y a un nombre incroyable de ponts. Ponts effondrés, ponts qui traversent des rivières, des marais ou des bras de mer, ponts à une seule voie ou ponts qui mesurent des kilomètres. Je ne sais pas ce que ça peut vouloir dire, sinon qu’il y a beaucoup d’eau et que les gens veulent se rendre de l’autre côté.
De retour au bercail
En apercevant les Appalaches et la rive nord de la Baie des Chaleurs j’ai su que j’étais de retour. J’étais contente de voir le relief.
À la radio, Tire le Coyote m’a lancé un bienvenu en règle.
Je termine mon dixième texte, les pieds au bord de mon feu de foyer.
Heureuse de me réinstaller dans mon silence avec chien.
Jeudi 12 février 2015. Moins froid qu’hier. Légère neige. Ce matin, je déjeune avec les petites mésanges.
«Le réel est caché derrière l’écran des choses visibles» Pierre Vadeboncoeur, Fragments d’éternitéLorsque je suis arrivée ici, j’ai demandé le balcon qui donne sur la forêt. Pour voir et entendre les oiseaux.
Mais il n’y avait pas d’oiseaux.
Quelques morceaux de bagel séchés plus tard, la forêt remue, elle grouille et se tortille, les éclats noirs, blancs et caramels fusent. Les bouleaux sont pleins de piaillements.
Lorsque je suis arrivée ici, je n’avais rien dans la tête. Pas d’images. Pas d’histoires qui criaient pour être écrites.
Rien à dire.
J’étais pleine d’autre chose. Pleine d’un profond découragement. D’un accablement qui m’habitait jusqu’à ras bord. Saturée par le saccage des acquis de ma région opéré par un gouvernement qui préfère favoriser les grandes entreprises au détriment du bien commun. Abattue par les commentaires ignorants, haineux, par la basse mesquinerie de certains de mes contemporains qui, grâce au 2.0, se gonfle d’arrogance et de suffisance. Découragée par ce constat du chemin facile et dangereux favorisé par notre culte de l’immédiat : tout le monde a des opinions, mais personne ne doute.
Si seulement nous apprenions à nous taire.
J’étais muselée. Parce que l’ampleur des mauvaises nouvelles avait étouffé depuis longtemps me semblait-il, ma capacité à faire émerger la lumière. Avant même de commencer à écrire, tout ce que j’aurais pu trouver à dire me semblait vain et insignifiant. J’aurais voulu qu’une seule phrase suffise à changer le monde. À défaut de la trouver je préférais ne plus parler.
Et la pire de mes angoisses se logeait dans mon propre ventre. Dans cinq mois, j’ouvrirais toute grande ma fêlure pour lancer dans ce monde un être qui s’ignore encore, tout emmailloté qu’il est dans l’innocence du tout qui précède la vie. Au risque d’énoncer un cliché, je me posais cette sempiternelle question : mais quel avenir pour notre enfant dans un monde pareil ?
Avant de le (ou la) concevoir, on le rêve médecin, entrepreneur ou artiste, on espère qu’il changera le monde à sa façon, qu’il sera brillant, éclairé, généreux et bon comme son père. Puis, aux premiers soubresauts ressentis, notre cœur crevé et le seul désir qui subsiste : je voudrais qu’il soit heureux, qu’il souffre le moins possible et que la vie lui soi bonne.
À petits pas dans le silence, j’ai retrouvé la poésie.
Dix jours, seule ici, à me laisser habiter par le territoire et par le silence. Pour essayer de reconquérir ce qui ne voulait plus s’écrire.
Et je suis allée cueillir des miettes, éparpillées un peu partout dans la rigueur de février. Et j’ai compris, une fois de plus, que les petites choses contiennent les plus immenses fragments de lumière. Ce séjour, en me propulsant dans un milieu étranger du mien, m’a permis de retrouver l’attention au réel qui me manquait tant.
Je suis redevenue celle dont l’enfant mangera des carottes à même la terre de son jardin et qui lui montrera comment tenir les grenouilles entre ses mains, celle qui lui apprendra à aimer les orages aussi bien qu’à les craindre, qui nommera pour lui les fleurs et les oiseaux. Celle qui chérira plus que tout, au cœur du petit humain, la part encore vaste de la sauvagerie.
J’adore les mésanges, l’ai-je dit ? Parce qu’elles sont curieuses, gaies et vigoureuses malgré leur délicatesse. Et parce que, même dans l’épais mutisme de l’hiver, leurs petits cris enjoués nous rappellent au réel.
Mercredi le 11 février 2015. Froid gris et de la poudrerie.
J’ai pris mon char et je suis allée me promener dans un bout d’chemin que je n’avais pas encore exploré. Je suis passée par Cap Pelé, où j’ai croisé un nombre incroyable d’industries de pêche condensées au même endroit. Sur les grosses affiches annonçant les bâtiments se trouvaient les noms des entreprises. Deux noms de famille ont retenu mon attention : Boudreau et Duguay. Boudreau, le nom de jeune fille de ma grand-mère adorée qui vient de célébrer ses 85 ans, qui s’active à chaque Noël pour nous recevoir tous et qui se plaint que le temps passe trop vite lorsque nous devons repartir. Duguay, le nom de jeune fille de mon arrière-grand mère, qui est décédée à 104 ans en 2012. Qui a vécu seule jusqu’à 100 ans.
J’ai été propulsée dans les seuls lambeaux qui subsistent de mon histoire familiale. Boudreau et Duguay de Rivière-au-Tonnerre, descendants d’acadiens déportés qui ont vécu un temps à l’Île d’Anticosti ou aux Îles-de-la-Madeleine et se sont exilés (combien de fois exilés) sur la Côte Nord.
Dans ma famille, les rumeurs courent. On m’a dit que nous étions les héritiers d’une femme étrange. Grande et basanée. Élisabeth Dresdell, mariée à un James Boudreau originaire de Petit Rocher. Parents de mon arrière-grand père Éloi mort à 28 ans. Le départ d’Anticosti d’Elisabeth Dresdell (ou de ses aïeux) coïnciderait avec l’arrivée d’Henri Menier qui y a introduit les cerfs de Virginie d’une main tout en expropriant ses habitants de l’autre. Élisabeth Dresdell jouait des percussions et chantait des chansons dans une langue que personne ne comprenait. J’ai entendu dire qu’elle venait d’Angleterre. J’ai entendu dire que sa famille possédait des terres, voire même un château là-bas. J’ai même entendu dire qu’elle devait son teint basané et ses chansons étranges à ses lointaines origines indiennes. Qu’un mâle de chez les Dresdell aurait succombé aux charmes d’une hindoue pendant la période coloniale et qu’il l’aurait ramenée dans ses bagages.
Mon arrière grand-mère Duguay aurait reçu une lettre d’Angleterre à une certaine époque. Une lettre en anglais qu’elle aurait traduite trop tard et qui la désignait comme unique descendante d’une certaine fortune. Ou de dettes qui sait ?
Quelques membres de ma famille éloignée ont tenté des recherches généalogiques poussées, mais tous ont finit par frapper un mur. L’histoire étrange de cette Élisabeth Dresdell s’est perdue quelque part entre deux exils.
Nous ne savons plus d’où nous venons.
Maintenant tout ce que nous pouvons dire avec certitude à propos de nos origines, c’est que, comme la moitié des québécois, nous avons au moins un ancêtre acadien, victime du grand dérangement.
N’empêche que ça ferait un bon roman. Un roman dans lequel je pourrais enfin assouvir mon penchant coupable pour les histoires d’amour à la sauce Jane Austen.
Mardi le 10 février 2015. Gris. Froid.
«Quand je sors de la maison, les moineaux s’enfuient et se taisent; sur les rives de Tinker Creek, des geais poussent leurs cris d’alarme, les écureuils foncent se mettre à l’abris, les têtards plongent, les grenouilles sautent, les serpents se figent dans leur mouvement, les fauvettes disparaissent. Pourquoi se cachent-ils tous? Je n’ai pas l’intention de leur faire de mal. C’est simplement qu’ils ne veulent pas qu’on les voit.» Annie Dillard, Pélerinage à Tinker CreekJ’ai nourri les oiseaux, je n’ai pas pu résister je m’en confesse. Samedi j’ai égrené un vieux bagel sur la rampe de la galerie. J’avais trop besoin de compagnie. Mais ils ne sont pas venus. J’avais peur de les rendre dépendants. Ils se sont plutôt foutus de moi. Chaque fois que je regardais dehors, rien ne semblait avoir bougé. Pas de petites bagarres emplumées pour accompagner mes repas solitaires, pas le moindre battement d’ailes.
Un chant de mésange.
Je sais qu’en me réveillant hier matin, j’ai entendu derrière la vitre et derrière le store, le piaillement caractéristique d’une mésange. Je me suis précipitée vers la fenêtre de la cuisine, mais n’ai rien aperçu si ce n’est que la possibilité d’une ombre. Je suis restée plantée là plusieurs minutes a scruter les arbres. Osant à peine respirer. Jusqu’au découragement.
Résignée, j’ai mangé des céréales. Seule.
Tout à l’heure pourtant, en sortant des toilettes, j’ai bien vu quelque chose fuir mes mouvements. Alors j’ai fait la statue. Et la chose est revenue. Minuscule et ronde. Toute en contrastes noirs et blancs. Avec son duvet de crème caramel juste en dessous des ailes. Elle a picoré un moment puis s’est envolée avec un morceau de vieux bagel séché et gelé, pour aller le grignoter tranquille, loin de mon regard indiscret.
En écrivant ces lignes, je vois des battements d’ailes se refléter dans mon écran.
J’ai réussi à remuer la forêt.
Mais elle préfère se montrer quand je ne regarde pas…
Je suis un vaisseau spatial!
Je corresponds tout à fait à cette définition de Wikipédia «engin qui se déplace dans l’espace-temps». Je suis un véhicule et je promène mon unique passager endormi. Je suis un vaisseau inquiet, toujours à l’affut des soubresauts de mon petit voyageur intersidéral. Celui que je transporte est encore immergé dans le vide spatial. Là où rien n’est séparé. À chacun de ses mouvements, mon précieux fardeau se détache un peu plus de l’absolu pour tomber pour de bon dans la fulgurance de notre finitude.
À chaque seconde, à chaque année-lumière que nous franchissons ensemble, je m’inquiète de son silence. S’il ne survivait pas au parcours ? Si sa fragile enveloppe n’était pas assez résistante pour soutenir le choc de la séparation ? S’il préférait continuer de flotter dans la pureté de l’inconnaissance ?
Je suis aux aguets, j’épie chacun de ses mouvements.
On m’a parlé de bulles, de poissons, de vagues et de papillons. Moi qui suis auteure, je n’ai pas su reconnaître ces métaphores dans mon ventre. Ce que je ressens, c’est un être vivant qui bouge. Et toute la semaine j’ai cherché des comparaisons. L’absence de figure était si totale que j’ai fini par me persuader que rien ne pouvait exprimer ça. Sinon une phrase aussi banale qu’extraordinaire : je sens mon bébé qui bouge.
Malgré moi. Malgré mon désir de ne pas expliquer ce qui, pour moi, était indicible, deux sensations se sont imposées pour définir la chose.
Petite, j’ai si souvent attrapé des grenouilles dans mes mains. Au début, elles étaient paniquées, elles bondissaient pour fuir puis elles finissaient par se calmer. Au point où j’oubliais presque qu’elles étaient encore entre mes paumes. Quand je m’y attendais le moins, elles sautaient à nouveau et à chaque fois mon cœur manquait un battement. Cette impression à la fois exaltante et inconfortable où la grenouille me rappelait qu’elle était toujours là, vivante, entre mes mains, voilà une des choses qui se rapproche le plus du mouvement de l’enfant dans le ventre de sa mère.
L’autre est plus trouble, peut-être même un peu plus sombre, mais elle est encore plus précise. Le moment exact où l’on ressent les petits coups du bébé ressemble à l’émotion du rêveur qui tombe dans son rêve et qui se réveille en sursaut. Ce pincement au cœur, cette certitude d’être en train de vivre quelque chose qui nous dépasse et qui nous met en danger, la perte de contrôle, l’abandon, l’impression de se perdre.
Parfois je suis plusieurs heures sans signe de mon passager. Je secoue les murs du vaisseau, je l’appelle à l’intercom. Plus j’insiste, plus il se tait. Comme s’il se réfugiait dans l’armoire à balais en attendant que ça passe. Et tout à coup, quand je fais mine de l’ignorer. Quand j’écris, quand je conduis, quand je lis. Il se rappelle à moi, effleure la surface, au moment où je m’y attends le moins.
Comme les mésanges qui se pointent pour manger nos miettes quand on a le dos tourné ou les oiseaux qui foutent le bordel dans les ordinateurs de Services Nouveau Brunswick.
Lundi le 9 février 2015. Haute-Aboujagane. Soleil et quelques chants d’oiseaux.
«Je dis que nous avons besoin de poésie comme nous avons besoin de beauté, de lumière et de nos voisins. Je dis que tout nous raconte le contraire parce que dans cette idée se cache une forme agissante de subversion : et si nous étions plus libres qu’on veut bien nous le faire croire? En rendant la vie imprévisible, la poésie nous apprend la liberté.» Véronique Côté, La vie habitable
Parfois la poésie vient d’elle-même.
En revenant du Parc de Kouchibouguouac, j’ai décidé de suivre une autre route que la longue et rectiligne 11. J’ai plutôt choisi la route du littoral acadien et ses affiches en étoiles de mer, qui peuvent sembler incongrues en plein mois de janvier. J’ai croisé plusieurs villages et j’ai été interloquée lorsqu’en traversant un petit pont, j’ai aperçu ce qui ressemblait à une épave trop neuve. Trois mâts dressés, aux petites voiles immaculées au dessus d’un bras de mer glacé et enneigé. J’ai tenté de retenir le nom du village en vain. Puis je me suis un peu perdue. Enfin, je me suis trompée de route à hauteur de Bouctouche et me suis retrouvée dans les terres.
Ce matin, intriguée par les nombreux bras de mer ou de rivières que j’avais croisés et qui m’ont induite en erreur, j’ai eu envie de jeter un œil à la géographie du coin. J’avais l’intention d’écrire un texte sur la côte accadienne déchirée. Grâce à la magie d’internet, j’ai pu voir toutes ces petites veines intrusives qui sillonnent le littoral et qui ont forcé les résidents à construire tous ces ponts. Et j’ai retrouvé le nom du village à la fausse épave que j’ai croisé hier : Rexton. En fouillant les banques d’images pour retrouver mon petit trois-mâts aux voiles blanches, j’ai plutôt été inondée de photos de voitures de la GRC en feu, de barricades, de manifestants, de femmes aux tambours et d’altercations avec la police.
En 2013, des citoyens issus de tous milieux (anglophones, amérindiens, francophones) se sont ligués pour créer un barrage et protester contre les gaz de schiste et la manifestation a tourné au vinaigre. Des dizaines d’arrestations, des poursuites au criminel. Mais où étais-je en octobre 2013 pour n’avoir aucun souvenir de cette histoire ?
C’est images, ces articles m’ont propulsée chez nous à Cacouna en octobre 2014. Plus de 2500 personnes réunies pour élever leurs voix contre l’implantation d’un méga port pétrolier dans le fleuve Saint-Laurent.
Mon amoureux qui a suivie toute la manif en chaise roulante, ma mère aux joues rouges qui n’avait pas manifesté depuis des siècles, les dizaines de visages amicaux, la collation partagée, les chants amérindiens, les slogans douteux que nous avons inventés pour rigoler. Et la lumière. Et l’arc-en-ciel.
Jusqu’où serons-nous prêts à aller pour préserver ce qu’il reste de beauté en ce monde ? Cette beauté qui s’immisce dans chaque fissure, cette beauté qui nous prend par surprise là où on ne l’attend plus, celle-là même sans laquelle il ne serait plus possible de vivre ?
Suite aux arrestations de Rexton, deux jeunes ont subi un procès pour faire face à des accusations graves. Au mois de juin 2014, le verdict a dû être retardé. La juge a été contrainte de reporter à cause d’une panne des ordinateurs de Services Nouveau Brunswick.
Une panne qui a été causée, et je cite, «par des oiseaux».
Dimanche le 8 février 2015. Haute-Aboujagane. Bon sang mais quel soleil!
«Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération.» Annie Ernaux, Les années
Aujourd’hui je suis allée faire une randonnée de raquettes dans le parc Kouchibouguac. C’est un endroit magnifique. J’ai croisé de grands pins, quelques pics bois et mes oiseaux préférés : des mésanges.
Mais ce blog n’est pas un guide touristique.
Si je mentionne cette petite expédition, c’est que pendant l’heure que j’ai passée dans ma voiture pour m’y rendre, j’ai pensé au mot territoire, à ce qu’il évoque, provoque, voire à ce qu’il crée et même à ce qu’il réduit. Le territoire prend des sens différents si on l’envisage du point de vue du politicien, de l’animal, de l’héritier, de l’habitant etc. Mais n’y a-t-il de territoire que sur la terre ferme, bien réelle ? Il y a évidemment des territoires dans la fiction ; nombre de romanciers on même esquissé les plans des mondes qu’ils ont inventés afin de situer leurs lecteurs.
Et s’il y avait aussi un territoire de l’intime, s’il y avait en nous des routes reliant les souvenirs les uns aux autres, des sentiers peu fréquentés et fréquentables, des autoroutes pour la pensée toute faite ? Si nous étions des univers entiers à nous tout seuls ? Des mondes singuliers, précieux qui disparaîtrons tous après notre dernier influx nerveux. Évanouis à jamais.
Quelle perte que la mort systématique de toutes les mémoires humaines. N’en restent que les minuscules traces de l’écrit, incomplètes, des morceaux atrophiés, des débris censurés de mémoire.
Et ça m’est venu comme ça, dans la voiture, pendant que je suivais la ligne ennuyeuse de la route 11 : si je traçais la carte de ma psyché de quoi serait-elle faite ?
En plein centre, le mythique cinquième rang que j’habite depuis huit ans. Le nombril du monde comme je m’amuse à le surnommer. Et au centre de ce centre, planté comme la flèche de Guillaume Tel, le grand orme. Arbre si rare et si précieux, sans lequel même l’éclat de la lune me semblerait plus terne. Juste à côté, séparées par un pont bien gardé pour montrer leur inaccessibilité : La Sicile et Pompéï (le reste de la Campagnie m’intéresse peu). La Sicile avec les oliviers, les orangers, les ruines grecques, la mozzarella buffala mais sans les vidanges que je relèguerais dans les enfers de ma carte géographique. À l’est, cet étang du Maine dont je n’oublierai jamais les nuances et le chalet près de la rivière Matane que j’ai loué l’été dernier.
Et quand le soir tomberait, seraient projetées dans la nuit, au détour d’un arbre ou d’une maison de pierre exhumée, des souvenirs indélébiles, des images pêle-mêle qui jamais n’ont voulu me quitter. Ces projections flotteraient comme des cerfs-volants amarrés par je ne sais quel poids au territoire de ma psyché.
Les boucles parfaites dans la queue de cheval de Marilyn que je regardais enfant comme s’ils elles étaient déjà perdues. Cette photo de moi bébé sur les genoux de mon père qui me tient par le cou, mon visage bouffi et rouge alors qu’il me fait faire mon rot. Mon ombre au coucher du soleil, que j’aimais tant quand j’étais petite parce qu’elle était déjà plus grande que moi. Le duotang vert de ma mère avec toutes les paroles des chansons de Francis Cabrel réécrites à la main. Nathalie qui pleure en essuyant sa raquette de tennis que j’ai jetée dans la seule flaque d’eau restante au fond de la piscine hors terre vide. Le dos de Michel alors que nous marchions avec sa famille dans une forêt près de La Pocatière, moment exact où je suis tombée amoureuse pour de bon. Ma mère qui s’avance en souriant dans le soleil de quatre heures et à côté d’elle l’immense marmite d’eau qui frémit sur un réchaud pour ébouillanter les pissenlits. Et quoi d’autre encore.
L’étang, quant à lui, serait peu fréquentable la nuit. Il contiendrait toutes les pensées dans lesquelles je risque de me noyer, mais qui me constituent et que je refuse d’ignorer. Cette part de l’humanité si sombre que je frôle la panique ou la misanthropie dès que je l’évoque. Et ces images, qui ne m’appartiennent pas, que je n’ai jamais vues de mes yeux mais qui sont devenues miennes malgré moi : des otages à genoux en habits oranges, un homme en flammes dans une cage, des lambeaux de corps d’ukrainiens bombardés, deux petites indiennes pendues à un arbre.
Au moment même où j’écris ces lignes, je reçois le message d’un ami. Demain, il part pour Katmandou. De quoi sera faite la carte de sa psyché lorsqu’il reviendra ?
Sur ce territoire de l’intime, le soleil ne va pas de soi. La lumière n’est pas acquise. Il faut prendre soin de rallumer les astres et les réverbères à chaque instant.
Samedi le 7 février 2015. Il y a tellement de neige. Je vais repartir d’ici, sans jamais savoir à quoi ressemble le territoire.
Nous traversons les mois que dure l’hiver dans une absence. Une absence chargée mais une absence tout de même. Je ne connaitrai pas les plages de Shédiac, ni le lac que j’ai croisé hier. Je ne verrai pas la couleur de l’océan, figée et étouffée par la neige. Je ne pourrai pas investiguer les espèces d’insectes, d’oiseaux et de fleurs pour le plaisir de découvrir lesquelles vivent ici et pas chez nous. Je ne saurai même pas à quoi ressemble l’aménagement paysager de mon village scandinave en bois rond.
Parfois l’absence se transforme en évidence. Souligne les choses au trait noir. La neige nous permet de découvrir d’autres lieux, d’autres possibles. Marcher au milieu d’un lac gelé. Partir en raquettes dans une forêt qui ne serait pas praticable l’été. Voir les pistes des animaux sauvages, savoir quand ils sont passés, vers où ils sont allés.
Même dans le restaurant ce soir, c’est l’hiver. Shédiac, vidée de ses touristes, me permet de m’immiscer avec indiscrétion dans les conversations de ses habitués…
Ils sont deux. Dans la soixantaine, peut être même plus. Assis face à face. Ils partagent leurs repas. L’homme donne à la femme la moitié de son steak. La femme, quant à elle, lui verse un peu de salade-au-fromage-de-chèvre-sans-fromage. Ils parlent fort. Ils s’obstinent à propos de l’argent prêté, jamais rendu. Ils sacrent. La femme parle à l’homme de sa donzesse. Elle utilise vraiment le mot donzesse. Elle a l’air jalouse. L’homme ne nie pas, n’a rien à cacher semble-t-il. J’essaie de ne pas les écouter. De replonger dans mon livre.
La femme dit :
«Oui t’en avais quand t’étais jeune.»
L’homme répond :
«Non j’en avais pas, j’les brûlais. J’prenais mon lighter, je l’allumais pis j’les brûlais. Ça faisait mal, mais j’les brûlais.»
Puis le serveur revient, dépose les boissons qu’ils ont commandées. L’homme soulève son verre.
«À ta santé ma p’tite sœur. Pis en te souhaitant la meilleure des chances !»
Le ton devient plus joyeux. Ils parlent d’argent, d’investissements. De terrains à acheter et de champs sceptiques. Ils sont riches et ils le disent très fort, le répètent souvent. À coup de : «Ça va me rapporter un million cinq cent mille» et de «es-tu capable de vivre avec ça ?» puis de «si je fais ça, je vais faire deux cent cinquante mille de plus» et enfin de «mais après, après, tu vas t’arrêter ?»
Leur conversation contient plus d’argent que je ne peux en concevoir. Deux cent cinquante mille n’ont jamais fait partie de ma réalité. De temps en temps, j’arrive à ne plus les écouter. Mais ça ne dure pas. Ils parlent fort et ils me captivent.
Les serveurs sont attentionnés avec eux. Affectueux. Ils vont s’asseoir à leurs côtés. Caressent le dos de la dame. Leur demandent leur avis sur la nouvelle décoration. Puis ils repartent vaquer à leurs occupations.
La musique change. L’homme se lève en s’exclamant «New York, New York !» Il se met à danser, il tourne. Se plante devant moi et se trémousse. Je lève la tête et lui sourit, mais il ne me voit pas. Il regarde la télé derrière moi en dansant. Il parle des beaux p’tits chiens à la télé. La femme s’exclame. Elle les trouve beaux aussi. L’homme part en dansant. La femme reste seule. Elle fredonne en variant les tons selon qu’elle se souvient des paroles ou non. Puis quand la chanson finit, elle se lève à son tour et s’en va.
Ces deux-là étaient si originaux. J’ai l’étrange sensation de les avoir inventés. Ou qu’ils ont été déposés là pour moi.
La neige, omniprésente, forme d’immenses ourlets sur le bord des routes, recouvre les champs, les toits, les rivières. Tout ce qui se détache de son fond monochrome est plus visible, plus criard.
Comme un lièvre qui n’aurait pas changé de pelage en hiver, les conversations, si elles ne se font pas plus feutrées, sont exposées aux oreilles étrangères.
Il y a tellement de neige.
J’vais repartir d’ici, sans jamais savoir à quoi ressemble le territoire.
Pourtant ce matin, la gratte est passée.
Au moins je sais que l’asphalte est rouge.
Vendredi 6 février. Haute-Aboujagane. Soleil. Froid.
«J’écris pour VOIR, c’est bien sûr. Pour chasser les mauvais mystères de la nuit, pour faire un printemps du matin. J’écris pour naître, encore, toujours. Par l’attention neuve, m’absenter de moi, de ce fouillis de tentatives d’être dans un absolu qui vous émiette et vous éparpille (…)» Robert Lalonde, Le monde sur le flanc de la truite.À matin, j’ai sorti mes raquettes du char. Pour me saucer dans le soleil. Ça m’a pris tout mon p’tit change avant de me décider. Juste m’imaginer me pencher dans mon linge d’hiver pour attacher mes bottes, j’étais déjà essoufflée. Mais un coup habillée, je me sentais tellement willing, j’ai failli me faire un lunch. J’ai juste apporté une bouteille d’eau finalement. Pis mes clefs. Pis mon cell. Pour appeler à l’aide. Des fois. On sait jamais. J’connais pas l’coin.
Y’a un terrain de golf au bout du chemin. J’ai remarqué ça hier en prenant une marche. Au début je me suis imaginé des riches excentriques qui se seraient acheté une terre au bout d’une rue à Haute-Aboujagane. Qui auraient planté des conifères un peu partout et mis des grosses clôtures de métal avec des lampes. Mais j’ai dû me résigner, c’est juste un terrain de golf.
J’ai marché jusque là pis j’ai mis mes raquettes. Moi pis mon envie de pisser permanente on est parties «into the wild» comme y disent. J’ai l’impression que cet enfant là prend ma vessie pour une balloune. Ou pour une boule anti-stress.
Une chance que j’ai trouvé des pistes de raquettes de la veille. Sans elles, j’aurais pas fait 200 mètres dans la neige folle. Mon corps change tellement, c’en est choquant. Y’a des femmes qui tripent là-dessus être enceintes. Pas moi. J’ai juste hâte que mon p’tit alien sorte de là. J’suis pas une fille de transition. J’haïs ça les moments «entre».
J’ai dû marcher une demi-heure. J’ai vu un beau lac gelé. Un chalet fermé pour l’hiver. Dans le chalet, y’avais une chaise berçante. J’aimerais ça en avoir une pour endormir mon étau à vessie quand il va naître.
De l’autre côté du chalet, y’avait pus de traces. Mon prédécesseur était moins willing que moi. J’aurais continué encore une heure, mais lui, hier, il a viré de bord là. J’ai pas eu le choix de le suivre.
En m’en retournant dans mon appart. en bois rond j’ai reconnu un chant singulier. Le même que j’ai cru entendre hier en me réveillant. Un «hou» d’oiseau qui m’est étranger. Pas comme un hibou qui hulule. Non. Un «hou» tout nu, suivi d’un autre plusieurs secondes plus tard. Un chant puissant, qui saturait l’espace. J’ai freiné sec pour regarder le ciel. Et je l’ai vu. De loin, j’ai trouvé qu’il ressemblait à une corneille. Mais à cette distance-là, tout a l’air d’une corneille. J’ai pas pu en savoir plus, sinon que même disparu de mon champ de vision, son cri continuait à résonner trop fort dans les champs.
Après ça, j’étais contente de retourner chez nous. Parce que j’avais trouvé ce que j’étais venue chercher.
Une petite cassure dans le cours d’une journée normale.
Une chose qui solliciterait si vivement mon attention qu’elle me propulserait à milles lieues de moi.
On peut marcher des heures dans le bois sans être détourné de soi. Mais il y a ces moments extraordinaires où on lève des orignaux, où on entend hurler les coyotes, où l’on perçoit pour la première fois la lumière du printemps.
Ces moments où l’on s’oublie pour redevenir le territoire.
C’est après ça que je cours.
Jeudi 5 février 2015. Haute-Aboujagane. Neige légère. Décevante.
«(…) nous ne sommes tous – humains et personnages – que des extensions du territoire.» Nicolas Dickner, RévolutionsL’utilisation de la négation dans cette phrase m’a fait ciller. J’ai donc fouillé dans Le Robert pour m’assurer que je concevais bien le sens du mot extension : «action de donner à qqch, une plus grande dimension» puis encore «accroissement, agrandissement, augmentation, élargissement, déploiement». Si Nicolas Dickner avait utilisé le mot moignon, j’aurais moins tiqué. Mais être une extension du territoire. Comment cette immense idée peut-elle nous diminuer ? Quoi de plus vaste, de plus absolu que le territoire ! En être l’élargissement est non-seulement un honneur, c’est une responsabilité. Dans cette idée, loge une révélation fabuleuse : humains et personnages comme des prolongements de notre terre, non seulement parce qu’elle nous a donné naissance et nous transforme, mais parce que nous la portons, la réinventons, la créons tout au long de notre fulgurante vie et ce, depuis des dizaines de milliers d’années.
Je suis les pommes gelées que j’ai croisées dans un champ cet après-midi. Je suis les geais bleus qui m’ont semblé plus gris, les pins dont j’ignore encore le nom. Je suis la neige. Partout. Qui ensevelit les singularités du paysage. Je suis les trous qu’elle laisse dans mon appréhension des reliefs. Je suis l’étang gelé et les quelques quenouilles qui l’ébouriffent.
Et pourtant
À notre insu
L’extension se détache.
Autrefois bien enraciné, l’humain se transforme en satellite.
Nous flottons en effleurant la surface du monde.
Certains d’entre nous s’ancrent de force en amarrant leurs cordages aux troncs des arbres qu’ils ont plantés, à la terre du jardin qu’ils ont cultivé. Mais la plupart de nos cerveaux, gonflés à l’hélium du virtuel et de l’image, nous tirent malgré nous au-dessus de la matière, au dessus des autres. Loin des liens. En dehors des attaches.
Nous sommes séparés.
Une seule chose nous unit encore tous, nous tire de force vers la terre
La mort
Ultime contrainte
À moins qu’un jour.
Et toi, nouvelle incarnation, petite prolongation du territoire, déjà si mal abritée dans mon ventre.
Tu pousses.
Demain je t’expulserai dans ce monde.
Une extension de plus.
Je ne te planterai pas comme un moignon sur la terre, une tige mal bouturée. Je te guiderai pour que poussent des germes de blé, des branches de cormiers, des fleurs d’acacia au bout de tes doigts, pour que fleurissent de ta bouche des ribambelles de lilas, de marguerites, de couleuvres et de salamandres pour que dans ton œil vif se déploient la fourrure du lièvre blanc, les culs lumineux des lucioles, les dos lustrés des petites truites. Je réécrirai avec toi et en toi le territoire à l’encre indélébile.
Tu auras l’âme tatouée
D’argile
D’humus
Et de limon.
Mercredi, 4 février 2015. Haute-Aboujagane. Beau soleil.
Dix jours seule avec mon enceintitude. J’ai pas envie de dire grossesse et surtout pas gestation. J’haïs ces mots-là.
Les priorités changent.
En conduisant, j’avais deux préoccupations : être assez peureuse pour ne pas prendre le clôt et trouver des endroits pour pisser. Beaucoup d’endroits pour pisser. Et boire le moins possible.
Je le jure.
Jamais avant je n’avais utilisé les toilettes d’un Tim Horton sans acheter quelque chose. Je me sentais trop coupable. Mais là, il a fallu choisir. C’était me retenir au point d’écraser le p’tit ou arriver à destination avec quatre douzaines de beignes. Mais les beignes du Tim sèchent au bout de deux jours… Bref je me sens comme une criminelle.
La météo est différente.
Le pont entre Pointe-à-la-Croix et Campbellton est un mur météorologique. Dès que je l’ai traversé, j’ai eu l’impression qu’il avait neigé d’un seul côté.
Les souffleuses aussi.
Les souffleuses sont moins populaires que chez nous, mais partout on voit des pick-up avec des grosses grattes.
Pis les orignaux.
Sur la 11 les pancartes nous rappellent régulièrement que les orignaux sont plus gros que les chars. Surtout quand tu chauffes une Yaris.
Arrivée.
À Haute-Aboujagane vers 17h30. Après avoir passé 6 heures dans mon char la chaufferette au max pour empêcher les vitres de givrer par en dedans. J’ai choisi Haute-Aboujagane à cause de l’appartement en bois rond.
J’suis de même.
Le Saint-Bernard du proprio s’appelle Monsieur Falco. En tapant «Falco» et «chien» sur google je me suis rendu compte que c’est un nom de chien très populaire chez les français. Ça pis construire une auberge en bois rond au New B j’imagine. Le propriétaire français est un ange qui ressemble à mon grand-père décédé, mais en plus jeune.
C’est bizarre.
Depuis que je suis arrivée tout goûte drôle. Peut-être que les chips sel et vinaigre que j’ai achetés à Amqui m’ont brûlé les papilles. La bouffe goûte comme de la bouffe de camping restée trois jours dans la glacière avec de la glace à moitié fondue. Peut-être que les gens d’Amqui ne mangent pas souvent du feta pis des olives et que je me suis retrouvée avec des restants de tablette d’avant la prochaine livraison. À moins que j’ai la bouche sèche d’avoir eu trop-chaud-pas-bu-d’eau.
Comme dans l’espace.
Mon chum m’a dit que sa mère lui a dit qu’on sent mieux le bébé bouger dans l’eau à cause de l’effet d’apesanteur. Je me fais couler un bain et j’attends. Je ne sens rien et le bain est tiède. Demain je le remplirai avec la bouilloire comme autrefois.
Seule.
Dans mon appartement de bois rond, j’apprivoise un silence sans chien. J’hallucine des bruits de griffes, des frottements, des coups de langues et des soupirs. J’aurais dû emprunter Monsieur Falco. Je suis trop habituée au silence avec un chien. Sur mon balcon tourné vers la forêt, il n’y a presque pas de neige, c’est étonnant. J’ai l’idée d’acheter des graines pour attirer les oiseaux. Je me retiens. J’ai trop peur de les tuer en les abandonnant.
À Shediac.
J’arpente les rues pour le fun et pour faire une cueillette d’images. Je croise un monsieur qui promène son petit chien blanc. Derrière lui, des effluves de gomme balloune au raisin. Prendre une marche dans les rues de Shediac la journée des vidanges, c’est constater l’ampleur des différences culturelles. Pas de bac pour protéger les sacs. Les corneilles sont heureuses et moi je sais qui a mangé des œufs pis des bananes.
Le temps.
En publiant une photo de salon de coiffure sur mon compte instagram je réalise que ce qui fait la différence c’est le temps. On ne voit presque plus chez nous de panneaux d’affichages qui datent des années 60. Les malls de centre d’achat, les restaurants qui servent de la tarte meringuée au citron de cinq pouces d’épais dans un présentoir vitré, les maisons brunes avec trois portes sur la galerie d’en avant témoignent que nos façons d’appréhender le temps sont décalées. J’aimerais qu’on ait gardé plus de traces du temps au Québec, qu’on mette un peu de côté notre envie de clabord pis de neuf. Le pont entre Pointe-à-la-Croix et Campbellton n’est pas un mur météorologique, c’est un vortex temporel.
De retour dans l’appart. en bois rond.
Je réalise que je n’ai jamais été enceinte au Nouveau Brunswick. Je réalise aussi qu’il y a de fortes chances que je commence à vraiment te sentir bouger au cours des dix prochains jours.
Dix jours seule avec mon enceintitude. Dix jours ailleurs pour reconnaître que, de toutes, tu es ma plus grande étrangeté.